Mardi 17 Juillet 2007 : entrée au Tadjikistan : Samarcande – Penjikent – village minier.
C’est plein d’énergie et de curiosité que je me réveille. En vingt minutes, me voilà prêt à partir. Un jeune de l’hôtel me montre, à quelques pas de l’hôtel où se trouvent les minibus pour la frontière. Je discute le prix, il traduit. On tombe d’accord avec le chauffeur mais, le minibus mettant un certain temps à se remplir, il me propose de partir quand même, en me faisant payer les places vides, bien entendu! Hors de question, j’ai du temps et j’aime attendre! J’en profite pour regarder la ville et le ciel, pas encore écrasés par une lumière crue, je dirais même acide, piquante. Elle aplatit tout dès neuf heures du matin.
Nous partons enfin. La route jusqu’au poste frontière est une longue ligne droite. On traverse des villages et il y a de nombreux marchés. Les passagers restent rarement plus de quelques kilomètres. Ils sont lourdement chargés. Il y a surtout des femmes. A côté de moi, un vieil homme s’installe et reste plus longtemps. Il est énorme et a même du mal à marcher. Je l’entends respirer, vite et fort. Au moment où je me demande s’il arrivera vivant à destination, il sort un sachet plastique de tabac à chiquer. Il se verse la poudre verte dans la paume puis se jette la prise dans la bouche. Le chauffeur fait de même. Tous deux discutent mais sans articuler, en laissant la langue collée aux dents du bas. Cela donne quelque chose d’assez comique, surtout si on ajoute l’aspect gonflé de leurs joues. On dirait qu’ils viennent de se faire arracher des molaires.
Régulièrement ils crachent des grosses flaques vertes par la fenêtre.
J’ai goûté à ce mélange de tabac et de chaux à Samarcande. Ca pique beaucoup, au point de me tirer des larmes! La chaux est là pour taillader les muqueuses de la bouche et faire passer les substances du tabac dans le sang… L’effet ? La tête m’a tourné quelques secondes, mais je crois que c’était plus à cause de la douleur!

Le vieux s’allume une cigarette après avoir recraché tout son tabac! Il tire fort dessus, entre deux quintes de toux. L’avenir, c’est le tabac à priser ou à chiquer : plus de problème dans les cafés, plus de tabagisme passif. A moins que les molards ne soient eux aussi nocifs!
La voiture s’arrête, me voilà au bout d’une jolie petite route de campagne ombragée par de grands arbres. Il me faut dix minutes pour sortir du pays. Au premier essai, l’agent râle parce que je n’ai pas rempli de déclaration de douane de sortie. Très bien, j’en rempli une et la lui tends. Il ne la regarde même pas et l’empale sur un pic. Je me demande où finissent tous ces papiers. Cela sert à chauffer les résidences d’hiver de Karimov ?
Je rejoins le poste tadjik à pied. Ce n’est pas une construction en brique comme de l’autre côté mais une suite de bâtiments de chantiers, des espèces de conteneurs tenant sur des roues crevées. Contrôle du passeport dans le premier, déclaration de douane (en double exemplaire) dans le second, tampon d’entrée dans le troisième et inscription sur un registre spécial. Je suis le quatrième étranger à rentrer ici après Simon, passé quatre jours plus tôt. Je lis son nom sur le registre. Je termine par le quatrième conteneur, contrôle du tampon et du passeport. Voilà, je suis au Tadjikistan et j’aimerai bien continuer ma route!
Je m’assieds sous un arbre. Comme des vautours, les chauffeurs ne tardent pas à rappliquer. Ils me proposent des tarifs exorbitants pour rejoindre Penjikent. C’est la folie, cent dollars pour moins de cinquante kilomètres ! Je me contente de secouer la tête, de soupirer et de rire. Eux aussi se marrent, et les prix descendent proportionnellement à la durée de mon silence. Je mange tranquillement et j’attends : j’ai repéré un groupe de russes à la sortie de l’Ouzbékistan. Ils sont un peu long car ils sont nombreux et très chargés. Mais ils ne vont pas tardé.

Effectivement, ils arrivent, portant des sacs énormes, des bouteilles de gaz, des quantités d’eau… Tout naturellement, après ces efforts, ils viennent eux aussi sous l’arbre. Prise de contact en douceur, opération séduction! Ils vont dans la même direction que moi et attendent leur mashrutka (minibus 4X4 increvable!). C’est un groupe de huit alpinistes qui partent pour deux semaines dans les Monts Fans, accompagnés d’un guide venu en 4X4 de St Petersbourg. Je ne suis pas toujours à l’aise face à la froideur de certains russes mais là, ils sont vraiment chaleureux. Nous parlons de St Petersbourg, et à leur réaction lorsque je leur dis que je suis pianiste, je me dis intérieurement que j’ai trouvé un véhicule! Effectivement, ils ne tardent pas à me proposer de me joindre à eux. Il reste de la place. Je descendrai en cours de route, on verra bien où!
Première étape, Penjikent. Pendant deux heures, je me promène dans le marché et les rues de la ville. L’atmosphère me plaît beaucoup. Les gens me prient de les photographier. Les femmes sont souriantes. Je change un peu d’argent et me trouve bien pauvre : fini les liasses de billets ouzbèks sans valeur. Penjikent est la ville de naissance du poète perse Rudaki. Je me souviens des avenues et des parcs Rudaki en Iran. Contrairement aux pays qui l’entourent, le Tadjikistan est de culture perse et non turque. J’ai tant aimé l’Iran et je me sens déjà bien dans cette ville… Ca promet!
Les alpinistes font des provisions pour leur expédition. Je les aide à porter des l’eau, des pâtes, des boîtes de conserves et de la bière.
Le guide, un barbu trapu aux cheveux longs, joue très bien son rôle de meneur. Il a des beaux gants en cuir pour conduire sa belle Land Rover. Sous cette apparence une peu rustre, il est très gentil et à l’écoute, dans la limite de nos capacités linguistiques. Il s’impatiente car ses brebis tardent à revenir. Je perds aussi un peu patience car il fait vraiment chaud. Je suis planté là de peur de les perdre! On avait dit rendez-vous à 12H30. Il est 13H30 quand je les vois enfin remonter la rue, des victuailles dans une main, de la bière dans l’autre.
On repart enfin après une petite pause dans une station essence à la sortie de la ville. Aussitôt, la route commence à monter. Elle se dégrade aussi. Très vite, la chaussée est formée de 50% de trous et 50% de bosses. Ca zigzague, ça cogne. Un coup, c’est la tête qui cogne le plafond. L’autre, c’est la colonne vertébrale qui se tasse dans le siège. J’en ai plusieurs dois le souffle coupé. Les paysages sont splendides. On me demande si j’ai soif… On me propose une bière. Offre que je décline car sous cette chaleur, cela m’endormirai. Or, il est impossible de dormir à cause de l’état de la route et surtout de la beauté du spectacle!
Pause repas au bas d’une cascade. On commande une soupe et des crudités. Les filles découpent une pastèque et me grondent presque car j’attends leur invitation pour me servir. Les toilettes méritent un mot : à flanc de falaise, un trou dans un plancher. A travers, on voit la rivière, cinquante mètres plus bas. Cette cause alliée à l’odeur des lieux me rendent extrêmement rapide! Petit rafraîchissement à la cascade puis je repars, tête et bras mouillés.

La route continue à travers la montagne. On monte le long de la vallée du Zeravshan, rarement au bord de l’eau, souvent suspendu au dessus de ravins. Les ponts se succèdent sur une eau très tumultueuse. Le courant est énorme et on le sens gronder jusque dans la voiture. On traverse des villages, des zones cultivées. Cela paraît bucolique, dans le genre été de mon enfance, à courir dans les prés (enfance imaginaire, avant l’ère des machines et des cultures intensives).
On passe, on ne fait que passer. Tous ces villages, je les aperçois par la fenêtre de la mashrutka. Et en plus, je dois me pencher! Plusieurs fois, j’ai envie de crier stop! Je suis heureux d’avoir trouvé un véhicule mais un peu frustré de passer si vite. En fin d’après midi, nous nous arrêtons dans une petite ville, après Ayni. On se gare dans une cité : quatre ou cinq immeubles d’habitation de types soviétique. Les mêmes qu’à Minsk ou Belgrade. Des enfants jouent dehors, un homme récupère les passeports des russes. Il est l’heure de se séparer : les alpinistes vont continuer leur route et moi, je partirai demain vers Dushanbe. L’homme veut bien m’accueillir chez lui. C’est une idée du guide, je pense qu’il avait prévu cela depuis la frontière… Je me laisse faire!
Il règne une atmosphère triste. L’homme, la cinquantaine, est dentiste. Nous nous asseyons sur un épais tapis et sa fille nous sert thé, bonbon, raisins secs et amandes. La femme et les deux autres filles du dentiste sont absentes. Sur l’étagère, je trouve des livres de Tolstoi, Dostoïevski et d’autres auteurs russes. Il y a aussi des anthologies de poésie persane et du Emile Zola. C’est là peut-être une des réussites de l’URSS : rendre le niveau culturel moyen, très élevé. Je lui demande si je peux visiter la ville. Il me dit qu’il fait nuit, qu’il n’y a rien. Nous sortons quand même. L’homme rayonne de tristesse. Il ne sourit jamais et semble vraiment dépressif! On fait un petit tour dans l’air frais du soir. C’est bon, après le four d’Ouzbékistan. Mon hôte ne veut pas aller dans ce qui ressemble à un marché, puis, quand on revient il me dit très lentement: "So, that’s it".

Le village est né et vit grâce à une mine. Tous les hommes y travaillent. En rentrant nous sommes passés devant un pont. Il est barré à la circulation, il tombe en ruine. Les piétons l’empruntent en marchant d’une planche à l’autre. Du rafistolé. Des espaces atteignant parfois vingt centimètres. Vingt ou trente mètres en dessous, des rochers et de l’eau sauvage.
La fille est en train de cuire du pain dans un petit four électrique posé sur la moquette de la chambre du père. Un frigo se trouve à côté. Je ne vois pas de cuisine. Après le bruit fracassant des torrents c’est l’eau des toilettes qui fuit et qui siffle doucement, continuellement. En hiver, on accroche des couvertures et des tapis partout. Je n’ose pas imaginer la température ici et la qualité de l’isolation…
Je m’endors dans ce village dont j’ignore le nom. Je l’ai peut-être demandé au dentiste puis oublié, mais peut-être ne l’ai-je jamais connu.
Les voitures pour Dushanbe partent très tôt de la route principale et elle se trouve de l’autre côté du pont en ruine. Je pense à ça en m’endormant…