20 et 21 Juillet 2007 : route Dushanbe-Khorog
Je suis dès 5h30 à la gare routière. Je m’y rends en taxi, les rues sont désertes. Le soleil se lève à peine. Sa lumière rouge ébloui déjà. Ses quelques rayons sont déjà brûlants. La poussière en suspension dans l’air ressemble à d’innombrables étincelles. Je suis le seul passager dans le coin et ne trouve que deux chauffeurs pour m’orienter. L’un deux dit partir vers les Pamirs. Il faut bien sûr attendre que la mashrutka se remplisse. J’attends…
Vers 7h00, les premiers voyageurs arrivent. Les rabatteurs les orientent de manière musclée vers leurs propres taxis ou minibus. A partir de ce moment, les bagages dans les coffres, chaque passager devient la propriété de son chauffeur! Il y a plusieurs mashrutka en partance pour Khorog. Celle d’à côté semble plus remplie que la mienne. Une adolescente énergique s’impatiente. Elle parle anglais et me dit le prix qu’elle paie. Le mien est un peu plus élevé, une dizaine de dollars. Je vais voir mon chauffeur et re-négocie le prix. Le ton monte entre lui et la jeune fille et le chauffeur est finalement prêt à s’aligner… Mais je vois bien que son véhicule ne sera pas plein. Et je veux partir aujourd’hui! Je prends donc mes affaires et file vers la mashrutka d’à côté. Son chauffeur me promet de partir dans les dix minutes… Il est 9h30 environ. Après ma désertion, le chauffeur de la première mashrutka s’énerve franchement contre la fille parlant anglais et contre mon nouveau chauffeur. Finalement, il referme sa mashrutka et repart à pied. Ce sera pour un autre jour… Pas de travail aujourd’hui.
C’est vers 12h00 que nous bougeons! Après une longue heure à manœuvrer dans ce terrain vague, à faire le plein et à charger des gens. Juste au moment de partir, un garçon d’environ sept ans fait une crise de larme. Il hurle, il ne veut pas partir. Les négociations durent longtemps. On repart au bout d’une heure, l’enfant, sa soeur et sa mère reste… Il a fallu trouver trois passagers remplaçants! On parcourt une centaine de mètres à l’extérieur du terrain vague puis on s’arrête à nouveau : pause repas! Il est 14h30 quand nous partons pour de bon. Les Pamirs se font désirer. Je guette le départ depuis neuf longues heures. Le soleil est maintenant sans pitié. Nous sommes bien serrés dans la mashrutka. Je suis au fond à gauche, pas la meilleure place car loin des ouvertures! Les fenêtres s’ouvrent peu et l’air devient vite malsain. Cela n’ira pas en s’améliorant.
Nous quittons Dushanbe par des petites rues de terres, évitant les grandes avenues pour ne pas avoir à payer les policiers à chaque croisement. Lors d’un arrêt, je vois deux groupes d’enfant jouant avec un chiot. Ils semblent se le disputer. Finalement, la pauvre bête est jetée violemment au sol. Je n’ai jamais entendu un tel cri de la bouche d’une si petite bête. J’entends la terreur même.
Dès la sortie de la ville, la route s’élève. J’ai dû manger quelque chose de mauvais, mon ventre fait des sons étranges. Je respire, j’avale un petit remède, me contrôle. Mon visage est ruisselant de sueur. Première pause : je me précipite hors du bus. Il y a là quelques stands où l’on vend des sodas, du thé et des gâteaux. Tout autour, l’herbe est jaunie par le soleil. Je demande la direction des toilettes. Je les sens déjà, mais ne les vois pas. Me mettre en mouvement à rendu cela très urgent! J’arrive à me contrôler assis, pas en marchant. On m’indique une bâche bleue en hauteur. Je suis un sentier abrupt sur une cinquantaine de mètres. J’ai bien de la chance! Je suis rarement malade et me voilà condamner à utiliser cette fosse, simple à décrire : un bassin de trois mètres sur deux. Deux planches instables couvertes d’excréments. Un mètre et demi sous les planches, un magma marron, grouillant. De nombreux reflets bleutés ou blancs, ce sont les mouches et les vers. Ajouter à cela quatre ou cinq personnes qui viennent s’accroupir à mes côtés… Aussitôt remonté dans le bus, mon ventre va mieux, je suis guéri!
Le paysage se fait plus accidenté. Nous suivons des vallées, nous longeons des torrents, nous nous élevons, passons un col puis recommençons dans une autre vallée. Les secousses ne s’arrêtent que lors des quelques pauses. Trois jeunes de type russe profitent des haltes pour dessiner des sexes un peu partout avec un marqueur. Ils sont morts de rire en contemplant leurs dessins sur une citerne, un conteneur, un mur blanc. Personne ne bronche, on dirait qu’ils craignent ces jeunes cons arrogants. Peut-être est-ce simplement du mépris et de la résignation.
Pendant le repas du soir, j’attends les autres voyageurs en contemplant un paysage superbe. Je préfère jeûner. Des pics rocheux rouges sortent de terre. Je tente de photographier trois femmes mais elles fuient. Les gens me regardent bizarrement.
Il fait nuit lorsque nous repartons. Je suis dans un demi-sommeil, coincé au fond, contre la paroi gauche du minibus. Ca cogne sans répits. Au milieu de la nuit, nous nous arrêtons. Après un temps assez long, nous redémarrons pour quelques minutes, puis, nous stoppons à nouveau. Ce manège se répète plusieurs fois. Je profite des arrêts pour dormir plus profondément. Finalement, la mashrutka s’arrête pour de bon dans un village. Il fait froid dehors et je remonte vite à ma petite place.
Depuis le début de soirée, nous circulons en convoi de trois véhicules. L’un d’entre eux ne peut plus avancer. Après avoir échoué à trouver un moyen de réparer, les douze passagers de la camionnette en panne sont répartis dans les deux encore en état de marche.
Nous étions déjà bien serrés avant… La banquette où je suis est à trois places. Nous y tenons à quatre adultes et autant d’enfants. Les gens s’organisent, certains, passeront la nuit accroupis au sol. Il semble y avoir une réelle solidarité. Personne ne bronche, et de toute façon, il n’y pas d’autre solution. Je passe donc la nuit comme cela. Ce sont mes jambes qui souffrent le plus : elles sont recroquevillées entre les sacs et les pieds de mes voisins. Impossible de les bouger. Il suffit que je m’avance sur mon siège pour que ma voisine s’étale plus et que je sois dans l’incapacité de m’adosser à nouveau! C’est impitoyable, que mon pied bouge de quelques centimètres en l’air et il perd sa place au sol.
Je me réveille lorsque le jour se lève. Le gosse à côté de moi est en train de vomir dans un sac. Enfin, on s’arrête. En face de la rivière Pyanj, l’Afghanistan. Je n’ai pas pu en profiter durant la nuit. Je n’ai pas vu les villages qui longent la frontière, juste en face de la route cabossée. La vallée est encaissée, les montagnes abruptes. Il n’y a pas de végétation, mis à part quelques peuplier le long de la route.
On s’arrête, je retrouve l’usage de mes jambes, je m’étire. Je suis endormi et courbaturé. Nous ne sommes pas encore arrivés. La rivière a emporté la route la nuit dernière. Impossible de passer. Nous attendons deux heures non loin de Ruchan. Déjeuner pamiri : thé mélangé à du beurre rance. Nous trempons du pain là dedans. Ce n’est pas mauvais, juste un peu fade. Je me régale de raisins secs et de ces délicieuses petites mûres blanches. Sur le plateau, il y a aussi des bonbons, des papillotes.
Je suis assis le long de la route : le grondement puissant du Pyanj, des papillons, des oiseaux qui chantent au levé du soleil, mes compagnons de voyage parlant pamiri, le ciel aux teintes mauves qui devient bleu, le vent dans les peupliers, le goût du thé salé, la fraîcheur du matin.
Je suis endormi mais je suis tellement heureux d’être là. J’ai rêvé des Pamirs et j’y suis. J’aime les voyages et là, c’est un vrai voyage, un que l’on ressent dans sa chaire.

La route ne se reconstruira pas dans la journée, c’est un fait. Nous passons donc à pieds en escaladant un peu les éboulis de la montagne. Dix minutes de marche, pas plus. J’imagine la même scène en Europe, impossible! Le gamin courent, les gens glissent, surchargés de bagages. Juste en dessous, le torrent. On sent le vent que produit toute cette eau qui court. Pas de panneaux, pas de décrets, pas de risque zéro… Une gentille petite excitation pour le sage occidental que je suis.
Un camion militaire de transport de troupes nous prend en charge et nous dépose dans le village suivant. Je filme la route. On me croit journaliste… Je démens en rangeant ma caméra!
La fin du parcours est plus calme. La route devient meilleure et nous arrivons à Khorog en début d’après midi. La jeune fille anglophone m’offre le gîte. Je rejoins donc sa soeur et son père dans un HLM soviétique. Mais je ne passerai pas la nuit avec eux. Je ressors pour régler mes problèmes d’enregistrement et de permis. Nous sommes Vendredi, à la police, on m’invite à revenir le lundi! J’essaie la stratégie du siège, je râle, je m’énerve, je pars, je reviens, j’invente des histoires mais rien n’y fait… Ici, aujourd’hui, c’est congé! Le policier en a tellement marre de me voir que c’est lui qui m’emmène gracieusement à la Pamir Lodge, une guesthouse sur les hauteurs de Khorog que je n’arrive pas à trouver seul.
Qui a dit que j’étais en vacance? Il va bientôt faire nuit, je suis une fois de plus fatigué. Mais une bonne fatigue car enfin, je suis là où je souhaitais être.