Quand bien même la terre est ronde, de ce bord salé du monde, lorsque sous vos pieds trempent les couleurs du ciel vous tombez avec elles, emportés par une ivresse foudroyante. Porté au loin le regard se perd. Logiques cul par dessus tête. C’était tel qu’est décrite la Genèse dans le Livre des Hommes. Nous voguions en apnée no limit à l’entre-deux jours divin. Chair électrisée par la lumière aveugle, corps sans organes du monde. Dedans, en dessous, au dessus du ciel, je ne pourrais vous le dire.
Nous nous croyions perdus entre deux niveaux d’un simulateur de réalité virtuelle. Comme sur un fond d’écran je voyais, à quelques encablures, celui qui fut mon compagnon de route durant un an. Image scotchée d’un montage Photoshop. Miroir de verre percé de trous de rêve où nous nous engouffrions à la suite des anges. Monts et merveilles du pays d’Alice, sourire sans chat du chat comme celui de la lune sans visage cette nuit-là. Blottis dans nos sarcophages de plumes dans un recoin de l’île Inca Huasi, nous lui rendions la pareille, trop heureux d’être seuls maîtres à bord du bateau ivre s’arrachant à ses cales pour glisser avec le sommeil.
Au matin nous avions pris un petit déjeuner baigné d’or, observant s’élever, de la plaie nette de l’horizon vers le ciel verglacé couleur d’améthyste, derrière de monumentales cathédrales de nuages qui diffractaient, vitraux ouatés, sa pluie de lumière en un fleuve démonté de longues langues de feu, la grosse face chauffée au rouge du soleil. Puis nous nous élancions, avant que les 4×4 en ballet synchronisé ne se fixent sur le disque d’accrétion de ce trou noir touristique, sur la peau neuve et craquelée du salar de ce côté à sec. Bruit d’œuf sous les roues. Nous fermions les yeux. Nous laissant lentement dériver au son des voix chuchotées dont sont tissés les vents.
La Nature. L’Homme. Avec entre eux, pour seule interface comme depuis toujours un outil, ces quelques kilogrammes d’un vélo devenu force d’heures de torture un genre d’exosquelette. Nous formions ensemble une trinité disjonctive. Une machine-songe nomadique. Le propulseur amorçant le tir d’une ligne de fuite perforant le mur des territorialités et des frontières. Nom prénom, âge, nationalité, couleur des yeux ou de la peau, le sempiternel « Qu’est-ce que tu deviens? », paramètres chiffrés d’un matricule dont nous n’avions cure. Déconnexion. Tangente. Failles dans les portes de la perception. Clochards sur une trajectoire céleste barrée par les descendants de ceux-là même qui en avaient déclenché le lancement. Ces américains, Whitman, Kerouac, Burroughs et tous les autres aussi fous d’absolu. Poètes de l’asphalte. D’une route qui n’aboutit pas. Tête de pont lancée au dessus des déserts intérieurs, chemins qui ne mènent nulle part qu’à soi-même. Un soi mis à nu et vulnérable. Délesté du poids des pancartes autofictionnelles et libéré de la spirale infernale du moi consommation immédiate. Un soi qui n’est plus. Naît et devient. Philosophie du devenir d’un Gilles Deleuze en habits punk. Rock’n’roll. Comme les samouraïs être déjà mort donc vivant. Nous n’en finissions plus de le crier à la face édentée de la Terre.