AU CHOEUR DU MONDE
Après la nature à grand spectacle, le choc de la ville est terrible. Je me sens mal à l’aise à Durban que je ne prends pas le temps de découvrir. J’y passe une première nuit. Le backpacker où je suis descendue est en hauteur, sur les belles collines résidentielles.
Lorsque que vers dix-sept heures je m’apprête à sortir, le préposé à l’accueil m’arrête et me demande où je vais. Au supermarché, à deux cent mètres de là. Très bien, répond–il sur un ton ferme, je t’appelle un taxi. Je proteste. C’est à deux pas. Il tient bon ; on ne joue pas à cette heure. Et c’est ainsi que je vais faire trois courses à deux pas en taxi.
Le lendemain matin, à peine réveillée, je file dans la petite ville voisine, et néanmoins capitale du Kwazulu Natal, Pietermaritzburg.
Je dois y rencontrer Philippe, un frère dominicain belge, contacté par l’entremise de Jean-Denis, prêtre dominicain et ami.
Je ne peux m’empêcher de m’en amuser. Plus je prends de la distance avec la religion et les religieux, au profit d’une quête personnelle, mystique, souvent ésotérique, et à laquelle je refuse de donner un cadre, et plus je rencontre des religieux…
Pietermaritzburg est un lieu de pèlerinage.
C’est ici que Gandhi commence son militantisme, après avoir été expulsé d’un wagon de première classe à la gare de Pietermariztburg en raison de la couleur de sa peau.
C’est aussi à la sortie de cette ville que Nelson Mandela a été arrêté.
C’est ici qu’une guerre civile a menacé d’éclater, manquant de compromettre le processus conduisant à la fin de l’apartheid et aux premières élections qui virent Mandela arriver au pouvoir.
Avant de quitter la ville pour une nouvelle brève halte à Durban, je suis allée visiter la Tatham Gallery, un musée d’art moderne et contemporain. J’ai la surprise d’y voir quelques toiles ou esquisses de maîtres, dont mon peintre fétiche, Chagall.
Une exposition temporaire est consacrée aux quelques grandes figures féminines du combat pour la liberté et la dignité. Leurs récits de vie me bouleversent : Helen Joseph, Albertina Sisulu, la célèbre chanteuse Miriam Makeba… pour citer les plus connues.
Helen Joseph est par exemple une anglaise venue en Afrique du Sud en 1931 pour y être professeure. Elle prit rapidement fait et cause pour les victimes du racisme et fut condamnée à être emprisonnée à domicile au début des années soixante. Elle ne relâcha jamais son combat et fut même détenue en 1978, à l’âge de soixante-treize ans, pour avoir refusé de rapporter à la police le contenu des conversations qu’elle avait eues avec Winnie Mandela, alors exilée dans le ghetto de Brandford. Helen Joseph fut l’une des plus proches amies de Nelson Mandela et de son épouse.
Albertina Sisulu ne peut être résumée à « femme de », même si son époux a été Walter Sisulu, cette autre grande figure emblématique de la lutte contre l’apartheid, emprisonné avec Nelson Mandela… Et même si son engagement s’inscrit aussi dans un engagement de couple. Elle fait partie de ces femmes qui ont organisé le 9 août 1946 la célèbre marche sur le siège du gouvernement à Pretoria. Les dirigeantes des mouvements de femmes, noires, blanches, métisses, indiennes avaient symboliquement remis au gouvernement des milliers de pétitions pour dénoncer la politique d’apartheid. Depuis, ces femmes ont continué à lutter. Désormais, la constitution sud-africaine proclame que l’Afrique du Sud est une démocratie unie, non-raciale et non sexiste. Et le 9 août est devenu un jour commémoratif férié.
Le féminisme est très fort et très présent en Afrique du Sud.
Ce qui n’empêche pas les statistiques actuelles de dire qu’une femme sur deux sera ou a été violée dans sa vie en Afrique du Sud. C’est un sujet que nous abordons longuement avec Philippe.
Ces viols sont pour lui le résultat d’une perversion de la tradition zoulou. Avec une crise de la masculinité qui se traduit par le besoin de possession violente, légitimée par le fait de vivre sa nature de mâle. Enfin, je résume.
Il ajoute : nombreux sont les hommes à fuir les responsabilités de la paternité et le nombre d’enfants nés sans père.
Avec ces sujets, nous sommes au choeur de la vie de Philippe.
Professeur d’histoire du christianisme à l’université du Kwazulu Natal, moine dominicain, il vit hors de la communauté avec les cinq enfants qu’il a adoptés, sans compter deux autres qui vivent sous sa tutelle hors de la maison. De ma vie, c’est la première fois que j’entends un religieux catholique se faire appeler Dad’s ou Daddy.
Philippe me reçoit chez lui ; je l’accompagne dans ses allers et retours pendant que nous faisons connaissance. C’est l’heure pour chercher Kwanele à l’école, il est trop petit pour rentrer seul. Puis la leçon de piano de Sandile. Le vélo de Mossa à réparer. Non, pas de sucreries à quatre heures. Je t’ai déjà expliqué, les bons et les mauvais sucres.
Je ne le cache pas, j’hallucine. Une vraie relation de père à enfants, très forte.
Philippe m’emmène visiter la ville, à sa façon. L’organisation topographique. L’aménagement créé par l’apartheid, ce qui n’a pas changé, ce qui a changé, ce qui va changer. Plongée dans les townships.
On s’arrête chez son ancienne assistante maternelle. Maintenant, c’est N’coma, que j’ai rencontrée, qui la remplace. Celle-ci a, à son tour, adopté trois enfants –en plus des siens- et elle s’occupe des programmes de solidarité dans le township.
L’entraide est fondamentale. Pour se développer. Et face au sida. Il faut accéder aux soins, payer les obsèques, de plus en plus nombreuses, prendre en charge les orphelins.
C’est ainsi que Philippe est devenu Papa. Il a adopté des orphelins du sida. L’un d’entre eux est séropositif. Mais grâce aux traitements, son état n’a pas évolué depuis 1994 et grâce à Dieu, il est en pleine forme.
D’ailleurs, m’explique-t-il plus tard en soirée, après le dîner familial, quand les enfants sont couchés, c’est avec celui qui est séropositif que j’ai commencé l’adoption. J’adorais cet enfant, j’avais un lien très fort avec lui, et pour dire vrai, j’avais un très fort désir d’enfant. Mais j’étais religieux.
Alors, je me suis dit que comme il était malade, je pouvais être avec lui, être papa juste pour un temps. Et le bonheur, c’est qu’il vit. Avec lui, je suis entré dans mon identité de père, ce que j’étais au plus profond de moi. Je crois que même les enfants biologiques, il faut les adopter.
Je lui demande comment sa situation est compatible avec son appartenance à un ordre religieux. Vous avez raison, ce n’est pas clair. Mais disons que chez les Dominicains, il y a toujours eu une tolérance pour les excentriques.
Disons aussi qu’il y a une petite hypocrisie qui arrange tout le monde. Vu la situation avec le sida, ils le vivent comme une bonne oeuvre. Il faut aussi dire ce qui est : je suis universitaire, connu et reconnu, j’ai beaucoup publié, je suis connu à Rome, j’ai un salaire qui fait vivre la famille, certes, mais qui contribue aussi à l’ordre. Il y a une sorte de compromis. Je suis Papa et je suis Dominicain, je n’ai pas envie de trancher.
Demain, on me demanderait de le faire, sans l’ombre d’un doute, c’est la paternité qui l’emportera. Il s’absente et revient avec un article qu’il vient d’imprimer à mon intention : "une journée dans la vie d’un père célibataire". Il commente : après tout, c’est ce que je suis.
Voilà comment, m’explique-t-il, historien du christianisme, j’ai basculé sur les questions de genre, de parenté; je suis devenu féministe. C’est le féminisme qui donne une vraie place aux pères. A travers cela, on vit dans un monde tellement mouvant qu’on doit inventer de nouvelles formes de parentalité. L’homosexualité apporte une nouvelle donne. Il faut avancer sans certitude et avec beaucoup d’ouverture.
Avec les enfants, poursuit-il, la clé, c’est l’amour. Je suis tombé sur cet auteur français à la mode, Cyrulnik. Sa résilience, c’est exactement ce que j’explore depuis plusieurs années. Cela m’a conduit à monter un laboratoire de recherche et des projets autours des orphelins du sida. Avec des boîtes à mémoire.
Avec le sida, parfois trois générations sont décimées d’un coup. En dehors de tous ces chocs à surmonter, ne pas savoir d’où on vient, est une difficulté supplémentaire qui ne permet pas à l’individu de se construire. Alors, avec nos projets, on sauve la mémoire de ces enfants. Le sida est tellement tabou qu’on ne le nomme jamais. On dit que les gens meurent de tuberculose. Pas du sida.
Le Président M’beki a fait beaucoup de dégâts quand il a pris la cause des négationnistes, qui sévissent encore à travers la ministre de la santé, même si aujourd’hui M’beki est revenu sur ces positions. Sa ministre, Manto Tshabalala-Msimang continue à faire des ravages. C’est une calamité pour ce pays. Nos réseaux se sont organisés, nous avons porté plainte contre le gouvernement et c’est ce qui a permis de lancer les traitements, mais c’est encore très insuffisant.
Nous collectons les mémoires des malades, cela permet de les accompagner, et les mémoires des morts à travers leurs proches, ceux qui les ont connus. Sur cinq de mes enfants, on ne sait rien du passé de trois d’entre eux.
Après cette journée mémorable, Philippe me conduit au centre dominicain ou une chambre m’a été préparée, waouuhhh, cela me change de mes dortoirs ou de mes tentes. Un grand lit et une superbe salle de bain.
Le lendemain, je déjeune avec les moines de la communauté. Aucun n’en a la tête. (Préjugé – préjugé…). Ils me font visiter leur chapelle, me montrent leur Christ noir et leur Vierge noire, tout est en cercle. Car le cercle, m’explique-t-on, est le symbole du divin.
Dans la galère de bus pour rentrer à Durban, avec deux heures de retard pour une heure de trajet, mes dernières journées défilent.
Je pense à ce Français rencontré dans le bazbus, la soixantaine. Il ne parle pas un mot d’anglais. C’est trop tard pour apprendre, affirme-t-il. Il a atterri à Jo’burg et voulait aller au Mozambique. Mais il n’a pas réussi à se faire comprendre. Il a rencontré un Anglais qui parlait un peu français et qui prenait le bazbus. Il l’a suivi. Il ira donc à Cape Town. Et reviendra une prochaine fois pour le Mozambique.
Je viens d’arriver au paradis, Cintsa.